Interview with Robert Smith


ROCK & FOLK
no. 345
Mai 1996
Eric Dahan

LOS ANGELES, 1989

Le soleil descend sur les 50 000 spectateurs du Dodgers Stadium, a l'etrange decoupe concue pour les matches de base-ball, et rougeoie une bonne heure durant dans l'une des immenses echancrures de ciel encadrant la scene. Chauffes a blanc par le set des Pixies et ivres de ganja et de biere, les gamins bodybuildes torses nus profitent de l'architecture escarpee pour entamer une gigantesque bataille rangee de pop-corn, boites de soda en carton encore remplies de glacons, rouleaux de papier toilette et tout ce qui leur passe par la main. La sono, comme pour accompagner les palmiers se detachant maintenant irreellement du couchant rose, diffuse gnossiennes et gymnopedies d'Erik Satie confinant a l'ensemble l'impression de reve eveille. Quand le ciel bleui cueille alors les enfants sauvages extenues, la magie neigeuse des harmonies de "Pictures Of You" installe la nuit solennelle. Avec ses contes d'europeanite vague a jamais ensommeillee, ses jeux de lumiere sortis de vieux livres d'images collectivement inconscientes, The cure fait souffler un majestueux vent d'hiver sur la saine jeunesse californienne qui n'en revient pas de tant d'art deploye. Le groupe avant la "Disintegration" annoncee crache ses plus belles flammes, froides et brillantes, en memoire d'annees 80 qui furent un peu les siennes.

BATH, MARS 1996

La limousine manque de foncer dans le decor de brume medievale a chaque orniere de la route bordee de petites murailles, quand l'horizon baigne de clarte diffuse etend ses verts paturages de moutons paisibles et de vie preservee en contrebas. Dans un crissement de gravier, la voiture s'est arretee devant la propriete que Jane Seymour loue aux Cure depuis plus d'un an. Le chauffeur ironise en entrant sur les 170 photos de l'actrice disposees dans toute la maison - comptees par Robert Smith pour tromper l'ennui - tandis que d'enfilade de pieces majestueuses dans lesquelles le groupe a installe des dizaines de guitares, claviers, ordinateurs, console de mixage, en cheminee autour de laquelle Henry VIII aurait reuni ses enfants illegitimes, on decouvre les lieux. Le groupe n'est pas encore la, chacun ayant retrouve sa famille ou compagne, le temps d'une courte pause dans l'enregistrement. Lentement, les bruits familiers signalent de discrets nouveaux arrivants, roulements de batterie du jeune batteur blond Jason, bruit d'une cuiller dans une tasse de cafe de Roger, l'ex- Psychedelic Furs. Entre a l'epoque de "Kiss Me, Kiss Me..." il retrouve de nouveau le groupe quitte sur la tournee "Disintegration" "qui acheva de ruiner les relations entre les membres du groupe. Mais, confie-t-il, on a tous change. Robert est plus relax, moins a cran, et le groupe plus ouvert a tout ce qui risquerait de se produire. A l'epoque, j'essayais toujours de le brancher sur la technologie moderne mais il refusait categoriquement. Quand il m'a rappele pour jouer du piano et que j'ai vu ce studio bourre de Macs, samplers et sequenceurs, que j'ai realise que Robert utilisait meme l'ordinateur pour ecrire ses textes, j'avais du mal a y croire. On va meme communiquer sur Internet." On evoque la tournee imminente, d'abord anglaise, interrompue en mai pour la Coupe d'Europe de football, ensuite americaine pendant trois mois a dater du 3 juillet. Puis le fantome de la maison : "Une nuit, j'ai senti une presence en moi, mon bras s'est leve tout seul et puis c'etait fini. La meme chose est arrivee a Steve." Enfin, les huit derniers mois passes entre autres en visites aux moines de l'Abbaye voisine, longs diners prepares par la cuisiniere ou livres par des traiteurs exotiques et degustes au son de CDs latinos, chinois ou indiens. Projections de "Reservoir Dogs" et "Pulp Fiction" au cinema de la ville loue pour l'occasion. Un enregistrement egalement interrompu par des concerts au Bresil, des festivals d'ete comme Belfort et des meetings durant lesquels le groupe se pose beaucoup de questions : "Faire beaucoup de promo ? Pas du tout ? Et la scene ? Plus intime ? Le show sera plus colore et brillant, moins gothique, plus drole et enjoue, comme les jouets colores de la pochette, grace aux lumieres de Roy Bennett, magicien des dernieres tournees."

Il est pres de 16 heures quand Robert Smith, arrive du Sussex, fait son entree devant la cheminee. Plus de six ans ont passe depuis le suicide officiel du groupe durant lesquels Robert a ranime le cadavre, le temps d'un "Wish" contestable, d'une tournee et d'albums en public n'ayant pas convaincu. Certains, assoupis par la douce chaleur et le CD "Jean-Luc Ponty jouant "King Kong" de Frank Zappa", saluent.

TAXI DRIVER

Il s'enquiert : "Vous avez deja parle a quelqu'un ?" (On ironise) Oui, le chauffeur, la bonne... Robert (irrite) : Je dis ca parce que c'est un putain de groupe, ce serait dommage de perdre du temps.

Rock and Folk : Excusez-nous, vous avez l'air fatigue...

Robert : Oui, je suis creve... On s'installe dans une salle a manger tout de bois noir et de lourde vaisselle argentee. D'immenses ogives laissent filtrer le jour blafard sur l'eternel jeune homme, visage mal rase, sans fard.

Rock and Folk : Vous n'habitez plus a Londres ?

Robert : Non, j'en suis parti en 88. J'ai achete une maison dans le Sussex apres mon mariage. Londres etait devenu trop sale, trop bruyant, le genre de choses difficiles a supporter avec l'age. Enfin, j'ai la chance de pouvoir me permettre de partir, ce n'est pas le cas de tout le monde. Et puis, je me disputais sans cesse avec mes voisins, ma voiture etait toujours braquee, les fans dormaient devant ma porte... Sans parler de la routine, si facile de se laisser prendre au piege...

Rock and Folk : Comme dans les toiles d'araignee de vos video-clips...

Robert : Les animaux ne m'interessent plus. Je n'en ai jamais possede moi- meme, je trouverais meme les chats plutot irritants...

Rock and Folk : Vous n'etes pas Chat en astrologie chinoise ?

Robert : Euh non, j'ai peur d'etre Cochon...

Rock and Folk : Qu'importe, certains ressemblent a l'animal de leur signe, d'autres non... On pensait aux chats a cause de leurs nombreuses vies, et a vos menaces repetees de dissolution definitive du groupe...

Robert : Oh, il est temps de prendre ma retraite. Ca me semble en general evident apres six mois de tournee, quand je perds le gout, le sens de ce que l'on fait... Puis je recommence. La tournee "Disintegration" etait vraiment epuisante, on finissait par croire les gens qui nous disaient qu'il fallait devenir encore plus enormes. Sauf qu'humainement ca ne suivait plus. Je me defoncais en permanence, pas a l'aise non plus avec l'idee d'avoir depasse la barre des trente ans, sans meme parler de l'entourage de plus en plus envahissant. Mais le groupe, lui, a eu plusieurs vies, selon les gens qui y etaient a chaque epoque, influant sur mon etat d'esprit et inversement. Roger est d'ailleurs bien la seule personne a avoir quitte le groupe de lui-meme sans que j'aie eu a le lui demander, c'est pourquoi c'est le seul a etre revenu.

Rock and Folk : Mais en pres de vingt ans de musique, rien de ce qui s'est passe exterieurement a Cure ne vous a affecte ?

Robert : Pas directement au niveau de l'ecriture, mais au niveau des rythmes, des beats. "Wish" etait proche de son epoque, ce qui n'etait pas le cas de "Disintegration". Je m'interesse aux groupes du moment comme Supergrass, ce qui ne veut pas dire qu'ils m'inspirent quoi que ce soit. Dans le passe, j'ai bien sur pique un ou deux trucs a droite a gauche...

Rock and Folk : Comme...

Robert : Bowie... et Hendrix. Bowie surtout. Pour l'androgynie, la singularite du personnage d'alien, ce qu'il representait, une vraie icone. A en devenir reellement cet extraterrestre traversant l'Amerique en limousine, defonce a la cocaine, hors du monde et detache du temps. Livrant des disques extraordinaires, comme "Hunky Dory", "Ziggy Stardust" "Aladdin Sane", "Young Americans", qui me donnaient l'idee d'un ailleurs tres attirant, comme Hendrix, dieu noir de l'electricite regnant sur l'espace... Je n'aimais pas le glam-rock, seulement David Bowie, qui n'avait pas grand-chose a voir avec ces gens. Lui creait ses oeuvres totales comme "2001", "Taxi Driver", "Apocalypse Now". Mes autres heros appartiennent a la litterature, ils n'existent pas, comme Meursault - "l'Etranger" de Camus - ou le heros de "L'Attrape-Coeur" de Salinger, qui m'ont donne envie de creer mon propre personnage, d'etre different. Un reve moins commun qu'on ne le croit. La majeure partie des gens prefere se conformer a la norme, mais quand on reconnait ses propres traits, genetiquement, dans ceux d'un frere ou d'une soeur comme ce fut mon cas, alors on a irresistiblement besoin de se singulariser... Pour rester dans la famille, on a fete le 75eme anniversaire de mon pere en famille, samedi dernier, ici meme...

Rock and Folk : Vous avez eu une education tres stricte, familiale, religieuse, non...?

Robert : Mes parents se sont toujours investis dans la vie sociale de leur Eglise mais, contrairement a mes freres et soeurs, ils ne m'ont pas oblige a y aller. Du coup, je n'ai jamais ressenti de sentiment de culpabilite. Je crois qu'ils m'ont laisse la paix quand ils ont vu les resultats de leurs erreurs, mon frere aine rebelle et invivable apres son retour d'Inde avec ses posters hippie et l'encens qu'il faisait bruler dans la maison, ou les disputes a table avec mon pere. Ce qui m'a rendu mefiant et distant a l'egard des religions. Je connais peu de gens que la religion ait rendu meilleurs ou plus heureux. On voit bien a quel point cela sert surtout a echapper a des vies ennuyeuses et ratees. Mais cette question ne m'interesse plus, depuis que j'ai accepte l'idee de la mort...

MONDE MEILLEUR

Rock and Folk : Justement, pour beaucoup, Cure porte le sceau de cette tonalite morbide des textes, de cette tristesse existentielle etouffante...

Robert : Il n'y a pas beaucoup de facons d'echapper a la futilite des choses. On peut se jeter a corps perdu dans l'hedonisme, faire des experiences limite avec son corps. J'ai choisi la voie spirituelle, la quete d'un preferable que je n'ai pas encore trouve... Voila peut-etre l'heritage de mon education catholique, mon incapacite a desormais croire en quoi que ce soit... Il y a encore une autre facon, c'est avoir des enfants et acquerir une part d'immortalite a travers eux. Quant a se bombarder de drogues, on en devient blase, au point qu'aujourd'hui je me suis fait a l'idee que la vie n'avait pas a etre extraordinaire. Ce qui peut paraitre choquant, vu celle que je mene, mais apres toutes ces annees, faire le tour du monde et jouer tous les soirs de la musique est devenu la norme... Ceci est ma premiere interview de l'annee, voila pourquoi j'ai encore envie de parler un peu. Le disque a ete si long a accoucher...

Rock and Folk : Des nouvelles choses vont etre ecrites au sujet de ce nouvel album, des choses positives, negatives. Quel genre de meprises au sujet du groupe ou de vous-meme vous sont le plus insupportables ?

Robert : Que l'on mette justement l'accent sur l'aspect introspectif. Il y a parfois des choses sombres dans les disques mais nous ne sommes pas pour autant des gens depressifs. Ce disque est encore plus leger et enjoue que d'habitude. Il y a une chanson sur cet album qui s'appelle "Home", sur les joies d'avoir une maison, rien de bien profond ou triste. Mais qui sait, peut-etre qu'on ne grandit jamais. Comme mon pere, qui n'a rien appris, qui a 75 ans et prefererait en avoir toujours 25. Il n'est pas heureux, il espere qu'il y a un Dieu... Je ne suis pas satisfait non plus. Les biens materiels ne conduisent nulle part. On s'echappe en jouant de la musique, en faisant des choses artistiques qui mobilisent notre esprit, le conduisent ailleurs... Meme si, aujourd'hui, je ne crois plus en rien en general, ni phenomenes paranormaux, ni rien... C'est decevant, je l'accorde, mais je m'apercois que je vis a un niveau minimal d'attente de quoi que ce soit d'exterieur... Ca ne m'empeche pas d'avoir un sens moral tres developpe. Je ne pourrais pas tuer comme Meursault. Je ressens l'injustice du monde, l'impuissance devant les choses terribles, de facon douloureuse... La generation qui va prendre le pouvoir dans dix ans est incroyablement stupide. Pourquoi preparer un monde meilleur pour des jeunes qui grandissent sans espoir de quoi que ce soit ? Quand j'etais jeune, ne pas avoir de travail semblait inimaginable et on cherchait tous a y echapper le plus longtemps possible. Aujourd'hui c'est l'inverse, si on trouve un boulot, on n'est meme pas sur de le garder. Mes nieces et neveux n'ont pas de grands espoirs, ni de grandes attentes. Leur perception de l'avenir est des plus precaire, pour ne pas dire inexistante.

EDGAR POE

Rock and Folk : Qu'est-ce qui vous irrite ?

Robert : Des choses comme les essais nucleaires de Chirac... Les Francais se foutent du reste du monde...

Rock and Folk : Un petit peu comme les Anglais avec les Malouines, les Etats-Unis avec le Viet-nam...

Robert : Oui, c'est vrai. Je dis ca parce que je suis anglais, mais egalement parce que les fans de Cure que je croise partout dans le monde me donnent l'impression d'etre tous detaches de leur pays d'origine. Je ne vois plus le monde qu'a travers des fenetres de taxi. Peut-etre ai-je peur de ce que je ne comprends pas, mais ce pays devient angoissant. Il y a un sentiment de menace dans l'air, que je ne ressentais pas il y a quinze ans. Cette idee que des gens ages puissent etre battus ou violes me terrifie, cette absence de respect pour la vie, cette devalorisation de la vie, qui fait que plus personne n'a rien a perdre, et que l'idee de societe a de moins en moins de sens aujourd'hui. Voila, je me suis encore laisse aller a des pensees negatives, ca doit etre ce temps brumeux qui me deprime... Enfin la pauvrete de Sao Paulo, meme en plein soleil, a aussi quelque chose de deprimant... Je me sentais coupable de jouer la-bas. Quoique, sans doute, pas tant que cela, sinon je n'aurais pas pu jouer. Enfin, j'imagine...

Rock and Folk : Plus choquant encore, votre soutien a Paula Abdul dans les annees 80... Vous aimiez vraiment sa musique ?

Robert : Non, quelqu'un m'avait donne une cassette de ses remixes, et je trouvais le son excellent. Je savais a peine qui c'etait...

Rock and Folk : C'etait a cause du son de flute, tellement Cure...

Robert : Je crois qu'on a vole "Why Can't I Be You" a quelqu'un dans son genre qui chantait "Bad Bad Bad Bad Boys"... Mais que devient Paula Abdul ? Elle etait aussi choregraphe... On l'a rencontree a des Awards aux Etats-Unis, elle est incroyablement petite.

Rock and Folk : Vous allez remettre du maquillage blanc ? Vous etes plutot beau gosse sans maquillage, avec barbe de trois jours...

Robert : Mais je n'en ai jamais mis, enfin pas de blanc... A part ca, je n'aime pas trop mon look avec barbe... Je deviens vieux, j'aurais 37 ans en avril et j'ai l'impression d'en avoir 50... Enfin j'etais tres jeune, samedi dernier...

Rock and Folk : N'est-ce pas etrange ? En presence de ses parents, on a toujours l'impression qu'ils nous regardent comme si on avait dix ans...

Robert : J'aime bien, moi... Samedi dernier, je leur parlais comme quand j'etais enfant. Ils voulaient ecouter les vingt-cinq chansons que nous avions enregistrees... dont ma chanson favorite, "Bare". Ils pensaient eux aussi que c'etait la meilleure chanson que j'aie jamais ecrite. Etrange coincidence... Elle parle de ces couples qui se separent et croient qu'ils vont rester amis. C'est peut-etre ma premiere chanson a developper un theme sur huit minutes, comme ca, de facon quasi narrative. Au depart, je voulais faire tout l'album comme ca, avec basse, batterie, piano et cordes, enregistrer entoure de bougies, pour creer ce climat a la Cowboy Junkies. Mais il faut du changement, c'est inevitable et j'ai appris a l'admettre. Pas la peine de maintenir les choses qui ne le devraient pas, ni tomber dans l'exces inverse, detruire ce qui va tres bien. Ce que j'ai fait dans le passe, manipuler les gens uniquement pour voir ce qui pourrait se produire, juste pour voir, comme je l'ai aussi fait avec les musiciens du groupe. Mais je suis tres satisfait de la nouvelle formation.

Rock and Folk : La batterie sonne toujours comme un fracas de tonnerre, et la guitare de Robert Smith sonne toujours comme des cloches dans le lointoin...

Robert : Oh c'est... tres poetique... Porl manque toujours en concert. Il est bien meilleur guitariste que moi ou Perry. C'etait un guitariste imprevisible, et moi je ne sais pas l'etre, imprevisible. Il faut que je boive beaucoup, que je sois totalement lache. Mais a ce moment-la, je ne sais plus tres bien jouer, je me mets plutot a crier... En Australie, il y a un groupe qui joue des reprises de Cure. Ils sont venus nous voir backstage apres l'un de nos concerts, et je leur ai demande ce qu'ils avaient pense du show. Le chanteur qui est donc cense etre moi a repondu : "On sonne beaucoup plus Cure que vous... "

Rock and Folk : C'est genial, si warholien, ou comme dans "William Wilson", la nouvelle d'Edgar Poe...

Robert : J'ai trouve ca effrayant. Je leur ai dit : "Vous voulez parler d'une autre epoque de Cure, revolue. Mais nous avons change depuis. On sonne encore un peu pareil, mais nous avons evolue."


Last Revised: Monday, 15-May-2006 14:59:53 CDT

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